LES JOURNEES POESIE DE RODEZ 2006 Le mur poétique
Le mercredi 31 mai, à l'initiative de Sidonie Chevalier et de l'association Filigrane, le mur poétique s'est installé place Ste Catherine. Un dispositif d'atelier d'écriture et de lecture ; un mur et des mots, des textes glissés dans les interstices du mur. Autre invitation : écouter la voix du lecteur pris dans le mur.
Dans la ville, ce jour là, pour chaque passant, emmener les mots avec soi, c'était aussi s'engager à en écrire d'autres, à laisser ses propres mots dans le mur, accepter qu'ils soient emmenés par d'autres, passants ". Plus de 70 personnes ont participé à cet événement, en ouverture des Journées Poésie, et parmi eux - surprise - une majorité d'adolescents, tous disponibles, pour conquérir avec leurs propres mots un espace d'intimité et de partage.Sur des poèmes de Michaux,
Récit, conte, poème, comédie camouflée, peu importe, Un certain Plume se prête bien au théâtre. C'est ce que deux comédiennes étudiantes, Anne-Laure Pascal et Axelle Peltier ont bien compris en présentant une mise en scène très dynamique d'extraits de l'uvre de Henri Michaux.
Plume est l'anti-héros moderne : passif, indifférent, dépassé, victime dérisoire des coups du sort Les petits récits du poète dont la continuité narrative s'accélère et se brise brutalement s'accordaient bien à cette succession de tableaux rappelant le cinéma muet et le personnage de Charlot. Un travail esthétique où le noir, le blanc et le rouge soulignaient l'aspect paradoxal des deux personnages.
Trois séances proposées dans le cadre extérieur de la galerie Sainte Catherine ont donné au lieu une animation inhabituelle. Les mots de Michaux s'y sont envolés dans une liberté et un souffle inédits.Hommage à Bernard Manciet
Le 1er juin, les Journées poésie de Rodez ont rendu hommage au grand poète landais Bernard Manciet récemment disparu, avec la projection du film que lui consacrèrent Michel Gayraud et Alem Surre Garcia. Ce dernier, accompagné de Jacques Privat, occupe le corps de la soirée en lisant et commentant des textes de Manciet, sa langue juste, simple et souple. Ecrire était le sens de sa vie. Il fut bien tout affairé dans la langue, dans l'uvre, dans l'amitié. Bien éloigné des gasconnades, du folklorisme, de la provincialisation de son uvre, il s'inscrit de toute évidence parmi les plus grands poètes.
" Les rides du temps " poème sonore d'Alain Labarsouque.
L'ensemble Stolon a créé pour la circonstance, sur un poème de Bernard Noël, " Les rides du temps ", composition d'Alain Labarsouque pour deux instruments " Cristal Baschet " et bande magnétique.
Dans ce poème sonore, Alain Labarsouque construit sur l'abîme, à travers le tempo d'une horloge, la narration d'une rumeur, d'un tournoiement, d'une traversée ou d'une chûte. Les corps tendus, tantôt portés, tantôt emportés, abrasant leurs limites, se cognent à des reflets toujours provisoires. Le 4 juin, " Les rides du temps " a été interprété par Marc-Antoine Million et Frédéric Bousquet, en présence du compositeur.
LA PRESENCE ET LA VOIX
Organisées autour de Yves Bonnefoy en 2005, de Bernard Noël en 2006, les Journées Poésie de Rodez se fondent, durant ces deux années, sur une interrogation propre à la lecture de la poésie contemporaine, celle de son obscure distance ou de son illusoire clarté.
Interrogation menée par des lecteurs, pour tenter de cerner les limites du regard, d'une compréhension, d'une action face à l'éblouissement ou l'obscurité du poème, d'une présence, d'une voix. Une pensée critique, une lucidité s'imposent au lecteur aussi bien qu'au poète. Ceux qui lisent s'efforcent de mieux entendre, d'approcher ceux qui écrivent, de réduire l'écart qui sépare lecteur et créateur. Cet intérêt, cette curiosité ne sont pas sans risque. Soumis à l'épreuve de la parole, de l'impossible transmission de l'obscure et silencieuse nuit d'où le poème surgit, les poètes invités ont à choisir entre impuissance à révéler cette obscurité primordiale et mensonge d'une clarté à partager.
Rencontres et soirées lecture ont eu lieu en amont des trop brèves fêtes de Pentecôte. D'abord avec la méditation sur le thème de la nuit offerte par Pascal Quignard lors de la soirée du 31 mars 2006. Soirée mémorable, organisée en partenariat avec le Musée Denys Puech où Jean-Paul Marcheschi trace avec le feu des formes surgies d'un temps obscur. A l'auditorium de l'Ecole Nationale de Musique, l'auteur de Villa Amalia lit un choix de textes extraits de ses ouvrages les plus récents et d'une uvre inédite, lecture accompagnée d'airs d'opéra de Jean-Philippe Rameau, Jean-Marie Leclair, Georg Philipp Telemann et John Blow. Faisant écho à la lecture, la musique, la voix, le chant créent un dire uni, un langage venu des origines de l'humanité loin de tout sens à délivrer. Si les textes lus contiennent bien des informations, des thèmes identifiables, une sorte d'" aura " de l'air d'opéra les efface. Domine alors une signification émotionnelle pure. Un élan lyrique prime sur l'écoute attentive d'une voix, écarte de la prudente réserve d'Ulysse pour faire de chacun un Boutès plongeant dans la nuit afin de rejoindre le chant des sirènes.
A Rodez, Pascal Quignard a été écouté en poète parce que dans tout ce qui est en train de s'éteindre, dans l'épuisement des mythes, des formes, de l'histoire elle même, il saisit la matière d'un recueillement, " un peu de temps à l'état pur " qui libère une mémoire incarcérée, aliénée. Le temps passé devient celui d'une vie antérieure " longtemps habitée " où l'on peut boire " à longs traits le vin du souvenir ". Pascal Quignard donne à entrevoir la vanité de nos interrogations critiques, les limites d'une maîtrise, en faisant éprouver l'énigmatique suspens d'un temps retrouvé, l'écoute d'une voix inouïe, libératrice parce qu'elle ressaisit pour les nier les mots qui ne peuvent ni combler ni représenter.
Si l'absence de Bernard Noël pour de graves raisons de santé a bousculé quelque peu la manifestation des Journées des 3 et 4 juin, elle a fort heureusement rappelé une vérité essentielle à toute uvre poétique majeure : la nécessaire disparition du poète dans une intimité absolue, condition indispensable de la permanence du désir présent dans l'union contemplative de la lecture, hors du temps de l'appropriation.
Bernard Noël est né ici, à Sainte-Geneviève sur Argence. Cette illusoire familiarité, son apparente proximité avec beaucoup ont fait courir le risque d'oublier la singularité de sa voix, son retentissement. Son absence écarte de cette surdité, invite à maintenir opérante la dialectique du couple visible/invisible de la lecture, à relever une nouvelle fois " le défi du monde muet ". A propos de José Angel Valente, Cédric Demangeot a bien rappelé le nécessaire " espace vierge du désert " où le poème " langue de solitude " peut retentir.
Mêlée à la bouche absente du poète traducteur Bernard Noël, la voix du poète Mohammed Bennis se fait entendre chaleureuse, fraternelle. Dans la lecture de ses poèmes, les sonorités expressives des textes lus dans la langue d'origine emportent, un flux verbal soulève. Le rythme pressant, ardent annule l'incompréhension, devient le dire de la langue humaine, la proximité de l'autre dans la tension d'une voix désirante, universelle.
Rendant hommage à sa rigueur, dans la préface du Don du vide, Bernard Noël souligne le caractère exemplaire de l'écriture poétique de Mohammed Bennis, son souci de maîtriser l'éblouissement des images " leur mise sous tension " pour ne pas aveugler ou séduire le lecteur. Le livre de l'amour (traduction française de Bernard Noël en collaboration avec l'auteur, à paraître en 2006) témoigne de ce souci, s'inscrit dans une tradition héritée de l'antiquité : " le poète écrit, (et vit) cette trace du sentiment, il y voyage d'état en état " pour " empêcher la défiguration des valeurs d'un autre temps et projeter les corps hors de toute forme d'économie vers cet épuisement où l'amour se reconstitue ".
Dans l'activité du traducteur, l'affection et l'admiration pour l'auteur ont certainement accompagné l'attention au texte, à la langue autre. Cet orbe du sentiment est perçu, il laisse deviner les liens étroits des pensées des deux poètes. Pour Bernard Noël " à côté d'Adonis et de Mahmoud Darwish, Mohammed Bennis a construit une uvre qui ne doit qu'à la recherche patiente de sa propre justesse d'être devenue exemplaire au milieu de la langue arabe ". Dans le poème dédié à Bernard Noël, Mohammed Bennis fait de lui un appelant, un oiseau qui rassemble" Pèlerin de la disparition " c' est ainsi que le poète Christian Hubin présente Bernard Noël et introduit ses réflexions nées de la lecture de La Chute des temps accompagnées de considérations plus générales concernant la poésie, son ambiguïté, et sa quête difficile. La disparition est la condition incontournable pour qu'il y ait apparition, c'est à dire parole. Truisme certes de ne pouvoir atteindre à la présence ou à l'absence que dans et par le langage. Mais évidence aussi que la langue dans le poème est toujours comme co-existante à elle-même, comme une sorte de double vibratile. La langue du poème coexiste avec notre langue mais elle ne lui est jamais consubstantielle. La langue que le poème fait vibrer s'ouvre dans la déchirure de toute parole, brisure aussi du rapport au monde. Le " drame de la parole " tient dans ce dédoublement : " En chaque mot/un nom perdu/l'autre s'éloigne ". La négation est essentielle : " me chasse du présent ", ouvre sur " la vie de lumière ", le je est déjà faillé, né du croisement du " dedans et du dehors ". La parole elle-même se resserre, se dépouille de son écorce, perd sa poussière. Davantage elle devient chute clinamen, errance stochastique dans le vide. Renversement, retournement, il ne reste que le lieu, la brisure de la parole signifiante. Cette lumière inverse interdit toute capitalisation, elle n'est plus que dépense, abandon, perte.
En amont de la poésie de Bernard Noël, Christian Hubin repère deux voies qui témoignent toutes deux du mouvement et du dépassement. Rimbaud d'abord par la répétition obsédante du " En avant ! toujours en avant ", perspective de trajectoire de nouveauté et de départ. L'écriture poétique ne peut s'arrêter, elle va de l'avant vers sa perte, vers une déperdition qui n'a rien d'un ratage et rien d'un suicide. Ce refus de la forme, de l'enfermement chez Bernard Noël, prend la figure d'un trajet " Ne cède pas à l'ange/le destin n'est ni clair ni sombre/il est le lieu mobile/ ". Seconde voie, celle de Saint-Jean de la Croix dans la nuit obscure. " C'était au point que je me perdais moi, je me perdais de vue ". Ce vieux rêve de se débarrasser de son moi, est aussi celui de ne plus considérer le poème comme expression du moi, de renoncer à la construction, à la solidité d'une uvre accomplie jusqu'à son acmé. Reste chez Bernard Noël, une succession d'états, trajet sans lyrisme, pas à pas. Non la vitesse, le pas à pas d'un trajet dont on ne sait où il mène mais dont on sait ce qu'il nous fait perdre.
C'est en cela que consiste le renversement. Il n'y a plus ni ciel, ni enfer. Il n'y a que le lieu vide. Une parole qui ne vit que du vacarme silencieux d'elle même, négation immédiate de ce qu'elle dit. Le jamais dit avant, qui ne sera là qu'une fois " mais plus jamais alors ". Pauvreté, ascétisme de cet unique qui est perte, retournement, mort. La disparition dans la mobilité sans fin témoigne d'une sorte d'apophatisme. L'écriture de Bernard Noël est un morse du retournement où le signe ne montre que le discontinu des points, en ne disant pas, comme en creux par la négation, par l'absence. Le spirituel se retourne en matérialisation et inversement la matérialisation est traversée par le spirituel. le renversement accomplit le mouvement de retournement jusqu'à son origine : corps, organes, entrailles, pourriture
Bernard Noël est bien pèlerin de la disparition dans l'apophatique même, dans cet espèce de silence méditatif, humble, monacal, solitaire, dans ce " jamais plus alors " entendu dans toute son uvre. Il nous enseigne que la parole poétique retentit de cette intensité assourdissante d'une poussière qui est retombée d'avant son mouvement. Elle retentit de " l'écoute du commencement sans fin ". Pour Christian Hubin : " Bernard Noël n'est pas ici. Il est ici ".Poète et fidèle amie des Journées Poésie depuis cinquante ans, Françoise Han signale à l'attention de tous la parution de la revue Lumière d'aout où Bernard Noël fait part de son jugement sur la calligraphie chinoise. Discrète invitation à la lecture et rappel de la constante attention de Bernard Noël pour la trace et le tracé d'une écriture singulière, pour " le tressage du visible ".
Si l'aventure de la revue Moriturus n'a pas été évoquée à Rodez, Cédric Demangeot et Brice Petit ont été lus et écoutés. La lecture maintient ce qui s'absente, ne dit pas tout des raisons de cette absence mais conserve un rapport privilégié. Dans la seule voix du livre, ce qui lie subsiste : une fidélité, une disponibilité à des choix, des valeurs, des voix découvertes loin des grands appareils d'information, de diffusion et de pression.
Le spectacle de la soirée du samedi 3 juin, le jeu et la mise en scène par Andrée Benchétrit du monologue de Bernard Noël La langue d'Anna permet de faire l'expérience pleine et entière des conditions du surgissement de la parole, de son pouvoir d'être autre que celle de celui qui la produit. Anna ne parle que parce que la vie en elle a fait l'expérience du néant, du vide. " Je ne suis pas celle que vous croyez. Je ne sais pas pour autant qui je suis et si je le savais serais-je vraiment celle-là ? " Aucune révélation n'est à attendre, aucune certitude, aucune plénitude ne parle. Le monologue ne commence qu'avec le vide, avec ce rien qui demande à parler parce que quelque chose d'essentiel manque qui peut trouver son être dans la parole. Anna parle pour ne rien dire. Ce rien dire est son recul devant son existence, son nom, ses amours, son corps vieillissant et malade, son histoire tout entière. Dans ce rien dire se trouve pourtant tout ce qui nous concerne. Andrée Benchétrit - Bernard Noël parvient à être : " la vie qui porte la mort et se maintient en elle. " La mort aboutit à l'être : " je ne suis pas celle que vous croyez, et voilà cependant que je vais l'être dès que je ne serai plus. "
La clé de nos interrogations sur la nature du langage poétique, sur le rapport du poète et du lecteur se trouve enfin présente dans l'intimité de l' irrévélé. Il ne se partage pas sauf à s'exposer à la confusion des mots, au malentendu, au mensonge.
La poésie n'a pas de sexe : une voix féminine et masculine. Elle est travail de l'imagination, acte d'écrire et processus de création propre au sein du langage. Elle est voix et présence. Elle traite de la mémoire de la seule vie qui soit passionnante : celle de la vie imaginaire comme l'affirme Virginia Woolf.
Florence Pazzottu suscite chez l'auditeur les émotions d'une voix proche, amie, porteuse de vie vécue et de distance critique vis-à-vis des mots qui la charrient. Intensément présente dans sa modeste retenue, faite de fierté, elle touche au cur.En poète Caroline Sagot Duvauroux a généreusement prêté sa voix aux absents. Dans la lecture de ses ouvrages, on est frappé par son énergie ; il semble avec elle que l'on ne puisse écrire de la poésie que dans la vive conscience de ce qu'elle est question, inquiétude, énigme d'une présence étrange aujourd'hui. Avec " Köszönöm " la poésie se situe là où on ne l'attend pas habituellement dans un souci rythmique, sonore, dans une question de souffle trouvé dans les mots creusés, vidés, créés, décomposés.
" Le langage est un outil qui se fabrique dans le corps comme le fil de l'araignée. Quand la toile est tissée, qui pense encore au corps ? " Cette interrogation se trouve dans Le double jeu du tu de Bernard Noël et Jean Frémond (Fata Morgana 1977). C'est certainement dans la correspondance, dans la relation à l'autre, dans l'espace de la lettre qu'apparaît le mieux le tissage de ce corps-écrit, corps-vivant au travail dans le langage, essentiel dans l'uvre de Bernard Noël. Michel Mathieu, Marie-Angèle Vaurs et Andrée Benchétrit l'ont donné à entrevoir dans la lecture des lettres échangées par Bernard Noël et Georges Perros. Une nouvelle fois, l'amitié fruit d'une longue collaboration (depuis 1992) porte les voix. La lecture d'un choix de lettres transmet " le langage essentiel " dont parle Mallarmé, le cheminement des deux écrivains vers une parole qui n'est jamais déjà donnée, jamais confondue avec la langue natale familière.
Ainsi s'achèvent les Journées Poésie 2006 autour de Bernard Noël. Elles invitent avant tout à lire en écrivain.
Annie Valière